Potier joyeux – Entretien avec Jean-Jacques Dubernard

Il incarne une terre vernissée réjouie, et a œuvré durant plus de quarante ans à la Poterie des Chals qu’il vient de quitter. Aujourd’hui dans son nouvel atelier au cœur de Vienne en Isère, il continue à façonner l’argile avec respect et insolence sur son tour à pédale. Sa constance est rythmée par la cadence de sa girelle. Nourri par les rencontres, il perpétue le savoir-faire d’une céramique qu’on tutoie.

Joël Riff     Comment es-tu devenu potier ?

Jean-Jacques Dubernard     C’est vraiment le hasard de la vie. J’arrête mes études quinze jours avant le Bac, filière G3, techniques commerciales. Je savais ce que je ne voulais pas faire. On est en 1975. J’ai du temps libre et vais dans un centre social voir une jeune fille. J’y reste six mois à faire plein de trucs, à essayer des tours électriques, et Madame Ventalon qui y anime des ateliers décide de m’accompagner dans une poterie que je ne connais pas encore, chez Jean-Marie Paquaud. Nous sommes le 6 avril 1976, et j’apprendrai plus tard que c’était son anniversaire. On lui donne une espèce de soupière que j’avais faite, le chef-d’œuvre du centre social, aussi lourde pleine que vide, et Paquaud dit : « C’est bien ». En vrai, pas du tout, mais je pense que ça l’arrangeait : Début avril, faut aller piocher à la carrière. C’était un samedi et il me dit de revenir lundi. À l’époque, il y avait un tas de terre dite de l’autoroute, au moment où on construisait l’A7. Fallait pelleter cinq tonnes en trois jours. Puis j’ai eu droit de tourner un peu, sur le tour de l’apprenti. Il avait beaucoup moins d’inertie mais plus pratique à arrêter et à relancer. J’avais des formes à faire, des petits pots à cactus. Après, il m’a fait faire des pots à géranium. Mais l’apprentissage par la répétition était une bonne école. Ça m’a pas contrarié. Cette discipline aujourd’hui, ce sera sûrement de la liberté pour demain.

JR     Trois ans plus tard, tu commences à louer la poterie, et en 1985, tu l’achètes, pour y travailler durant plusieurs décennies. N’est-ce pas lassant de répéter les mêmes gestes ?

JJD     Non. Cette continuité a été un plaisir plus qu’une contrainte. D’abord, en comparaison avec les facturiers de 1880, on faisait plus du tout la même production. Du moins, y avait quelques bases, des pots pour faire cailler le lait, faire du fromage, des saladiers paille et vert à l’extérieur, des cruches à eau, mais en quantité ridicule. Des biches à lait, on en vendait quand même mille par an. Cette continuité, c’est ce qui me plaît, de ne pas réinventer la céramique au bout de deux ans de pratique. Et continuer la vie de cet atelier, en en gardant l’esprit, populaire, paysan, un peu rigolo, très basique en couleurs, quatre engobes, une terre blanche et une terre rouge, du cuivre, du cobalt, du fer, du manganèse, et puis voilà.

JR     Pourquoi la terre vernissée ?

JJD     J’aime la céramique en général, du grec Keramos qui veut dire terre cuite. Tout le monde peut s’y retrouver. Dès qu’il y a de l’argile, il y a quelqu’un qui l’a tripotée. Mais c’est vrai que j’ai une petite fibre pour la poterie populaire. C’est l’ancêtre de la BD. Il y a toujours une petite histoire. Gérard Lachens et Philippe Sourdive, quasiment des sauveteurs de cette technique, ont vraiment eu le souci de récolter ce truc de pauvre. D’abord, je suis tombé dedans, comme Obélix. Dans la terre vernissée, je me sens bien. Un peu souriant, c’est gai, il y a de la couleur. Et la monocuisson, c’est bien, ça économise l’énergie. Ce que j’aime, c’est ce mélange, de bosser avec une tuilerie active depuis 1740, de tourner des pièces pour d’autres, de prendre des gens en stage, de recevoir les artistes de Moly-Sabata située à quelques kilomètres de là.

JR     Tu ouvres volontiers ton atelier à des personnes de tout horizon. Peux-tu revenir sur quelques collaborations ?

JJD     C’est pas moi qui ait inventé l’idée de faire des échanges avec d’autres artistes, c’est Paquaud, avec Anne Dangar. À l’époque, fallait plutôt fournir les paysans, et y a une australienne qui arrive, élève d’Albert Gleizes, qui va faire du cubisme sur de la terre vernissée. C’est vraiment une chose qui m’a marqué. Je n’ai pas de formation universitaire mais j’ai appris beaucoup de cette relation de travail entre un anarchiste bossant depuis ses douze ans dans une usine sans sécurité sociale ni congés payés, et une anglicane convertie au catholicisme. Je trouve que ça détend au niveau des intégrismes, et c’est important de se mélanger. J’ai fait de grandes cuissons avec des copains où on invitait des artistes à décorer les poteries, et on pouvait être des centaines autour de bœufs à la broche. Puis j’ai travaillé durant dix ans avec le peintre arménien Maurice Der Markarian (1928-2002), ainsi qu’avec le calligraphe tunisien Lassaâd Metoui et la photographe alsacienne Marianne Marić, entre autres. Et Lætitia Casta. J’ai aussi beaucoup bossé avec le Musée gallo-romain de Saint-Romain-en-Gal, un des plus beaux musées de France voire d’Europe où une équipe très dynamique fait des cuissons expérimentales. Je suis pas voyageur, mais si on me pose quelque part, tout va bien. J’ai ainsi rencontré des potiers coréens lors de ma participation à la Biennale de la Céramique là-bas en 2007. Faut savoir que pendant longtemps, le Japon et la Chine venaient y capturer des artisans pour emporter leur savoir-faire.

JR     Tu compares parfois le tournage à un art martial.

JJD     Si t’apprends pas avec, t’apprends contre. Cinq cents grammes de terre est plus fort que n’importe qu’elle personne de soixante-dix kilos, qu’il soit noir ou blanc, jeune ou vieux, gros ou maigre, hétéro ou homo, c’est l’égalité complète, c’est la terre qui va gagner. C’est une question d’équilibre, la terre est molle et elle bouge, toi tu dois être fixe et tétanisé. Il faut un peu débrancher le cerveau. Il y a plein d’infos dans les mains. Et en même temps, tu fais du yoga, la respiration compte beaucoup. D’ailleurs faut couper son souffle, c’est le seul moment où je ne parle pas.

JR     Tu t’impliques beaucoup dans D’Argiles qui célèbre bientôt ses 30 ans. Quelle est cette association ?

JJD     C’est le regroupement des céramistes de Rhône-Alpes, à l’origine de la formation de la Maison de la Céramique de Dieulefit. C’est un rêve qui s’est réalisé : faire des suivis très individualisés, très en lien avec le réseau des potiers de la région, grâce à des tuteurs et tutrices qui facilitent la professionnalisation. Et on organise aussi des marchés. C’est grâce aux associations et à leurs membres que le métier réussit à se fédérer. Terres de Provence et Terres d’Aquitaine ont été les premières à générer des événements autour de la céramique. Aujourd’hui, elles sont une quinzaine à former le Collectif National des Céramistes qui regroupe 750 ateliers. Localement, Figlinæ a organisé de belles manifestations à Roussillon.

JR     Et Vienne, c’est comment ?

JJD     J’ai pu récupérer un tour à pédale, et ça a été, après mon mariage avec Nathalie, le plus beau jour de ma vie. Il a plus de cent cinquante ans, et une histoire : c’était celui de Geneviève de Cissey puis d’Aguilberte Dalban. Y a un côté Amsterdam parce que je suis en vitrine, pour que les gamins, les parents qui sortent de l’école, les touristes puissent voir un potier tourner. Un potier urbain, urbain dans tous les sens du terme d’ailleurs.

EXERGUE | « Faire les choses sérieusement sans se prendre au sérieux »

FOCUS SUR UNE CHANTE-PLEURE | « C’est l’objet qui me fascine le plus au monde. C’est rien, des petits trous dessous, un gros trou dessus. Je pense que ça résume parfaitement mon rapport à la céramique. C’est un peu utile, c’est pas mal ludique, c’est simple et génial. Et c’est Laurence Ravel-Cabrero, maîtresse de conférence à l’Université de Pau, spécialisée en Histoire de l’Art Médiéval, qui a comblé mes connaissances sur le sujet. Ce qui m’épate, c’est la variété. Il existe des modèles espagnols, anglais, flamands, norvégiens. Y en avait partout. Et ça marche avec un enfant de quatre ans autant qu’avec une mamie. Tu peux arroser ton jardin ou prendre une douche. Au Moyen-Âge, y en avait de un à cent litres. C’est tourné comme une buire, une chose assez ventrue, avec un goulot, un petit col. C’est très rustique, et après tu peux délirer sur le truc. »

JEAN-JACQUES DUBERNARD EN 5 DATES | 1976 Rencontre avec le Père Paquaud à la Poterie des Chals à Roussillon | 1985 Achat de la Poterie des Chals après l’avoir louée dès 1979 | 1993 Président fondateur de l’association D’Argiles | 2006 Labellisation Entreprise du Patrimoine Vivant | 2020 Installation dans son nouvel atelier à Vienne

Publié dans la Revue de la Céramique et du Verre #246, Septembre – Octobre 2022